Photo : Andréanne Gauthier
Ça barde devant chez Kim Thúy. Dans le vacarme des camions et de la machinerie lourde, des travailleurs s’affairent à asphalter sa rue paisible du Vieux-Longueuil. Assise à une longue table de bois, ses mains caressant un bol de thé vert, elle ne semble pas être le moindrement incommodée par le boucan.
Au contraire. « Je ne m’étais jamais demandé comment on faisait une rue. Je peux dire maintenant à quel point c’est long et compliqué ! C’est comme faire un gâteau à étages. Ma rue est un mille-feuille ! » s’exclame-t-elle.
Imaginer une pâtisserie là où la plupart ne verraient qu’un désagrément, c’est tout Kim Thúy. Son sens du ravissement, de l’émerveillement est légendaire. Et c’est ce qu’elle confirme encore aujourd’hui.
J’ai été témoin d’un miracle, ce matin.
En ouvrant le robinet, l’eau s’est mise à couler. Je ne m’y habitue pas. Je n’ai jamais tenu l’eau pour acquise, parce que j’en ai manqué dans un camp de réfugiés en Malaisie. C’est la raison pour laquelle je me sens favorisée par rapport à ceux qui sont nés ici. J’ai eu la chance de voir ce qui se produit quand tout le système s’écroule. Je dis bien la chance, car quand on vient de l’horreur, chaque petite chose est un miracle. Le problème, c’est qu’on a souvent besoin d’un bris pour apprécier ce qu’on avait. Même quand on a vécu des épreuves, il est facile d’oublier ses privilèges dans le confort du quotidien. L’humain s’adapte. Alors, tous les jours, je prends le temps de voir la beauté qui m’entoure.
Photo : Andréanne Gauthier
On sous-estime le pouvoir de la beauté.
Il m’est déjà arrivé d’être offensée par quelqu’un. Cela m’a mise dans une grande colère, et je suis sortie de chez moi à la course pour confronter cette personne. Mais devant ma porte, je me suis forcée à attendre cinq minutes. Chrono en main ! Au bout de cinq minutes, je me suis dirigée chez une fleuriste, et je lui ai demandé le plus gros bouquet possible pour quelqu’un qui m’avait gravement manqué de respect. La fleuriste a cru que je voulais des cactus ! Mais j’ai répondu que je désirais ses plus belles fleurs. Elle m’a donc aidée à composer un énorme bouquet, tout en m’apprenant le nom scientifique de chaque fleur. J’ai fait livrer cette gigantesque gerbe à la personne en question, avec une carte signée de mon nom. Je voulais lui montrer ce qu’était l’élégance : je lui reprochais d’en avoir beaucoup manqué. Mais ce que je n’avais pas prévu, c’était de sortir de la boutique aussi apaisée. Je n’éprouvais plus aucune rancœur. Ce jour-là, la beauté des fleurs m’a guérie. C’est ça, la force de la beauté.
J’ai longtemps dit que le bonheur, chez moi, est génétique.
Mais dans la dernière année, je me suis ravisée. Le bonheur, c’est plutôt une discipline, et je m’y exerce avec beaucoup d’efforts. Par exemple, ce matin, je n’étais pas très en forme, je traîne un rhume… Pour m’apporter un peu de joie, j’ai enfilé une robe rose. Puis, je me suis fait un hojicha latté, même si c’est plus long à préparer qu’un thé ordinaire. Et j’ai remplacé la nappe grise de la table par une nappe orangée de Provence. La voir me rappelle cette journée en voyage passée à concocter une délicieuse confiture de melon… Et voilà, la somme de tous ces petits gestes m’a donné l’énergie dont j’avais besoin.
Photo : Andréanne Gauthier
Je ne suis pas différente des autres.
Comme tout le monde, je suis capable d’être cruelle et méchante. On oublie souvent que je suis une guerrière. J’ai été avocate, après tout ! Si on me frappe, mon premier réflexe sera de frapper aussi. Mais est-ce que je veux être une personne qui agit par vengeance ? Non. Je fais ce choix. Je crois même qu’on devrait enseigner dès la petite enfance tout le côté sombre de l’humain. Car c’est en reconnaissant ce qu’est la méchanceté qu’on peut décider de vivre autrement.
L’optimisme est un choix radical.
C’est le réalisateur mexicain Guillermo del Toro qui l’a dit. Comme le bonheur, comme la gentillesse, l’optimisme est un choix, selon moi. Quand on y pense, il est beaucoup plus facile de tomber dans le pessimisme. Se concentrer sur les 10 % de choses qu’on peut changer, au lieu des 90 % de ce qui ne va pas, c’est radical ! On peut avoir l’impression que les petites actions en faveur de l’environnement – comme moins consommer – n’ont pas de répercussions, mais c’est faux. Il suffit parfois d’un grain de sable pour enrayer une machine. Et moi, je veux être ce grain de sable.
Je n’attends plus le jour de l’An pour faire l’exercice de la gratitude.
Depuis peu, je fais le bilan toutes les semaines. C’est peut-être parce que je vieillis. À 54 ans, il n’y a plus une minute à gaspiller. Cette année sera la dernière à l’école pour mon fils Valmond, qui est autiste. Tous les jours, je mesure l’importance de son enseignante, de tout ce système qui le soutient. Comme la plupart des parents, je me suis souvent plainte de devoir faire des lunchs chaque matin. Mais à présent, je suis heureuse de m’occuper de chacun d’eux, et je compte le nombre qu’il me reste à préparer.
Photo : Andréanne Gauthier
J’ai longtemps trouvé bizarre que le verbe « aimer » existe à l’impératif.
Je croyais qu’il était impossible d’obliger quelqu’un à aimer… mais je n’en suis plus aussi certaine. Je me rends compte que si on prend le temps de bien regarder autour de soi, de poser des questions, on ne peut faire autrement qu’aimer. C’est pour ça que je suis folle des vidéos qui montrent comment les choses sont fabriquées. Au début de la pandémie, quand tout le monde se ruait sur le papier hygiénique, j’ai passé des heures à regarder les étapes de production des rouleaux. C’est fascinant ! Et ça, pour moi, c’est aimer. Quand on y prête attention, tout se révèle précieux. Et on n’arrête plus d’aimer. J’ai parfois peur que mon cœur explose, j’espère qu’il est élastique ! Il y a trop de choses à aimer !
Je nous souhaite de découvrir une autre facette de l’amour.
D’amplifier, d’approfondir notre connaissance du verbe « aimer ». De se demander : qu’est-ce que ça veut dire, aimer ? Que ce soit aimer une fleur, le ciel bleu, un bonbon, une couleur… Puis, je nous invite à réfléchir à la portée de cet amour. C’est en comprenant l’effet qu’a l’amour qu’on peut mieux l’utiliser. Un sourire à la fois, une main tendue à la fois, nous réussirons à faire un monde vraiment extraordinaire. L’amour et la beauté vaincront, j’en suis persuadée. Même s’il ne me restait plus que 0,1 % d’optimisme, je vais continuer à y croire. Parce que c’est radical, c’est rebelle. Et que je veux être une rebelle.
La quatrième saison de La table de Kim est diffusée sur ICI ARTV. Le film ru, adaptation de son premier roman, prendra l’affiche au cinéma en 2023.
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