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En sueur sous un manteau trop chaud, on court encore pour les cadeaux le 24 décembre après-midi, tandis que la dinde — qui aurait dû être dégelée hier — trône toujours entre deux pots de Häagen-Dazs… Et la visite qui s’en vient ! De quoi se demander: pourquoi, déjà, on fait tout ça?
Christine Gagnon, elle, a choisi de s’épargner ces désagréments. Maman de trois filles de 5, 7 et 8 ans, elle voit en Noël autre chose qu’une orgie de bébelles. « L’important, c’est de créer une occasion pour se rassembler et se montrer qu’on s’aime, pas juste d’échanger des cadeaux qui finissent dans le bac à recyclage », dit-elle. Elle offre à ses filles un ou deux petits présents chacune et un gros cadeau commun, choisi pour qu’elles passent du temps ensemble (l’an dernier, c’était un Lego à construire à trois). Dans le même esprit, elle a fait une croix sur les calendriers de l’avent traditionnels, qu’elle considère comme un pur gaspillage. À la place, elle fait une activité spéciale avec ses filles tous les jours du 1er au 24 décembre. Ça leur crée de beaux souvenirs de famille et c’est devenu un de leurs rituels préférés.
Plus commercial, vraiment?
On aimerait toutes que Noël soit plus authentique, comme ceux d’antan, avant que toute l’affaire ne vire à cette folie de magasinage que fuit Christine Gagnon. Sauf que « même avant, ce n’était pas comme avant. On n’a jamais dénaturé Noël, parce que Noël a toujours été une fête commerciale au Québec », affirme Jean-Philippe Warren, professeur de sociologie à l’Université Concordia, et auteur du livre Hourra pour Santa Claus ! (Boréal).
Les journaux canadiens-français de la fin du 19e siècle et du début du 20eparlaient déjà du « magasinage traditionneldes Fêtes » (1904) et conseillaient d’« éviter de succomber à la frénésie des achats ». Les Québécois moins fortunés ou qui habitaient loin des grandes villes achetaient peut-être moins de biens, mais « ils recevaient quand même le catalogue Eaton et vivaient dans le rêve du Noël commercial », dit le sociologue.
Le fait même que Noël soit centré sur les enfants n’est pas fortuit, selon lui, puisque cela a permis aux commerçants de faire de bonnes affaires. « Entre adultes, on ne veut pas de surenchère. On va dire qu’on n’a besoin de rien, note-t-il, alors que l’enfant, lui, il veut tout. Tu peux l’inonder de jouets. » Avec l’invention du personnage du père Noël — dont le premier défilé à Montréal, rue Sainte-Catherine, remonte à 1925 —, on peut prétendre que « ce qu’on donne, ce n’est pas de la consommation, c’est de la magie, ça tombe du ciel ! Les joujoux par milliers ! On continue de participer à toute cette mascarade au nom d’un Noël qui n’a jamais vraiment existé », dit-il. Et, oui, ajoute en riant Jean-Philippe Warren, père de deux enfants de 8 et 10 ans, il participe lui aussi à cette « mascarade ».
Un héritage multiple
Ce n’est pas d’hier qu’on déplore que Noël n’est plus ce qu’il était, selon Sylvie Blais, historienne de l’art et coautrice du livre La fête de Noël au Québec (Éditions de l’Homme). « Lorsque les chandelles dans le sapin ont été remplacées par des ampoules électriques, autour des années 1950, des gens ont trouvé que c’était épouvantable, que la tradition était gâchée », dit-elle.
D’où vient alors l’engouement que suscite toujours Noël? Qu’est-ce qui a permis à cette fête chrétienne, célébrée au moins depuis le 4e siècle, de traverser le temps? Comment expliquer sa popularité aux quatre coins de la planète, de la Chine au Cameroun en passant par le Sri Lanka? Beaucoup de questions, une seule réponse: partout, Noël est devenu la fête familiale par excellence. Même dans les pays où vivent peu de chrétiens.
Ce tournant s’est amorcé en Angleterre au milieu du 19e siècle, au moment où s’estompait le caractère religieux des célébrations. C’est à cette époque qu’est publiée la première image de la famille royale, celle de la reine Victoria, autour d’un sapin décoré. Noël devient dès lors une occasion de prendre un bon repas avec ceux qui nous sont chers, et d’offrir des cadeaux, des bonbons ou des pâtisseries aux enfants, comme l’explique Sylvie Blais.
Durant la même période, l’écrivain britannique Charles Dickens publie A Christmas Carol (Un chant de Noël, également publié en français sous d’autres titres). C’est la naissance de Scrooge, un vieil avare qui découvre que l’essentiel à Noël est d’être avec ceux qu’on aime et d’être charitable envers les moins fortunés. « Ce livre a très bien cristallisé l’esprit de l’époque. Cette fête s’est alorschargée de valeurs familiales et sociales. Ce qui n’a pas changé tant que ça », ajoute l’historienne.
Ce repli sur la famille est aussi une manière d’oublier le travail, les tensions, les guerres, les problèmes politiques, estime François Walter, professeur à l’Université de Genève et coauteur de Noël – Une si longue histoire… (Payot). « On se retrouve avec les gens qu’on aime pour faire bloc contre tout ce qui est à l’extérieur et qui pourrait nous inquiéter. »
Si Noël a traversé ainsi les siècles, c’est parce que cette fête s’est adaptée, juge-t-il. « Elle s’enrichit, se modifie et se complexifie, dit l’historien. Des rituels qui, au départ, n’avaient rien à voir avec Noël se sont greffés au 25 décembre. Ce sont de multiples strates, très anciennes, qui s’ajoutent et dont on ne connaît plus trop l’origine. »
La coutume des cadeaux, par exemple, vient probablement des étrennes romaines que l’on offrait aux enfants. Les arbres de Noël, on les doit aux Allemands, qui, au 16e siècle, les décoraient de pommes rouges, de confiseries et de petits gâteaux. Quant à la traditionnelle bûche, elle a été inventée par des pâtissiers parisiens du 19e siècle qui s’étaient inspirés du Yule log anglais, lui-même hérité de fêtes païennes celtes et scandinaves entourant le solstice d’hiver…
À chacun sa tradition
Ces traditions finissent souvent par devenir ce que l’on préfère du temps des fêtes. Pour les proches de Marie-Claire Girard, originaire de Portage-des-Roches, au Saguenay, Noël ne serait pas Noël sans la fameuse tourtière qu’elle prépare chaque année. La vraie, vertigineuse, pas ces disques aplatis que les Montréalais et bien d’autres Québécois appellent « tourtière ».
Cette journaliste et enseignante à la retraite de 65 ans la confectionne en suivant la recette de sa mère et la sert avec du ketchup aux fruits et des morceaux de pain trempés dans le sirop d’érable.Le plus important pour elle? « Quand je cuisine, j’y mets de l’amour. Quand je fais ma tourtière, je pense avec affection et tendresse aux gens autour de ma table », dit-elle.
Ces rites nous permettent de renouer avec notre histoire. C’est pour cette raison que Christine Gagnon a commencé à amener ses filles à la messe de minuit. « Nous ne sommes pas croyants, mais nous voulons leur montrer d’où vient la culture québécoise, façonnée en grande partie par la religion catholique », dit-elle.
La messe de minuit continue d’ailleurs d’être extrêmement populaire. Les églises ont beau être vides le reste de l’année, elles débordent le 24 décembre, au point où il faut souvent réserver sa place des semaines à l’avance. Les fidèles viennent honorer la fête du Christ, selon l’abbé Robert Gendreau, de Montréal. « C’est quand même la raison d’être de Noël, ne l’oublions pas, dit-il. Les non-croyants, eux, recherchent un émerveillement, une émotion religieuse. »
Ce ravissement a d’ailleurs des racines toutes scientifiques, fait observer Kelly Lambert, professeure de neurosciences comportementales à l’Université de Richmond, en Virginie. Selon elle, nous ressentons la magie de Noël… parce que nous sommes conditionnés à la ressentir ! La neige qui tombe, les arômes de pain d’épice, les lumières, tous ces stimuli finissent par servir de déclencheurs à ces réactions automatiques. Le célèbre chien de Pavlov salivait rien qu’en entendant le tintement d’une cloche… L’odeur du sapin nous transporte vers la chaleur des Noëls de notre enfance.
Car il s’agit bien plus que de simples souvenirs, selon la professeure. Cela s’apparente plutôt à un voyage dans le temps, une émotion enveloppante et viscérale qu’on peut même percevoir à l’aide de tests de résonnance magnétique. « J’ai 54 ans, et lorsque j’entends les cantiques de Noël, je revis cette magie, dit-elle. Je la ressens en périphérie, dans mon cerveau blasé de scientifique. »
C’est pour préserver cette graine de féériequ’elle est allée jusqu’à mentir à ses filles alors qu’elles étaient âgées de 3 et 7 ans et avaient trouvé leurs cadeaux, cachés dans le grenier, bien avant la date magique. Elle leur avait fait croire que le père Noël les avait expédiés par messagerie parce qu’il avait mal au dos. « Je suis bien contente de l’avoir fait », lance la chercheuse, habituellement pragmatique.
Les neurosciences font état d’un autre facteur qui contribue à la joie des fêtes: l’anticipation. De nombreuses expériences, certaines sur des rats de laboratoire, ont démontré qu’attendre quelque chose peut être aussi agréable que de l’obtenir. « De nos jours, on veut tout, tout de suite, mais à Noël, il faut attendre… Ça fait partie du plaisir », dit Kelly Lambert.
Pour toutes ces raisons, Noël permet d’injecter un peu de lumière, de chaleur et de merveilleux à l’une des plus longues nuits de l’année. « Ce n’est pas pour rien que Noël est célébré le 25 décembre, conclut l’historienne Sylvie Blais. C’est en plein solstice d’hiver, une période qui a un petit côté angoissant. Les humains ont besoin de se rapprocher à ce moment-là. C’est un réflexe qui remonte à la nuit des temps. »
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